Marie-France – « Les espaces occupés par les hommes sont privilégiés »

Un article par Joséphine Lebard

Rencontre avec Chris Blache cofondatrice du think tank Genre et ville qui œuvre pour
une ville faite par et pour tous et toutes. Nos rues, nos places, nos arrêts de bus
seraient-ils marqués du sceau du masculin ? Oui, mais il y a des raisons d’espérer !

Au sein de Genre et ville, vous œuvrez pour un espace urbain plus « inclusif ». La ville a-t-elle toujours été le domaine des hommes ?

Non, le virage s’opère aux XVIIIe et XIXe siècles. Avec Haussmann, la ville s’envisage sous un angle militaire pour éviter les insurrections. Elle est nettoyée, hygiénisée et les femmes… protégées. On les renvoie à l’espace intérieur, celui de la maison. Un exemple tout simple!: les marchandes de quatre-saisons qui vendaient leurs produits dans la rue sont désormais priées de le faire sous les marchés couverts. On crée des grands boulevards sur lesquels on se promène en couple. La femme seule qui y flâne ne peut être qu’une prostituée… Effectivement, de nombreuses études sociologiques montrent, que de nos jours, les femmes ne flânent pas en ville. Elles vont d’un point A à un point B mais ne « traînent » pas… Si vous les écoutez, les femmes vous disent que, même si elles voulaient flâner, elles n’en auraient pas le temps. Dans les faits, c’est plus compliqué!: elles ne se l’autorisent pas. Car, dans l’espace public, les femmes sont légitimes à partir du moment où elles occupent une fonction. Elles marchent pour aller au travail, s’occuper des courses, emmener les enfants au parc. Mais il est très rare d’en voir rêver, assises sur un banc. Tout simplement parce qu’elles savent qu’elles ne seront pas tranquilles, pourront être importunées. Aussi, celles qui s’y assoient constituent comme une bulle autour d’elles!: elles lisent, mangent, regardent leur téléphone. Bref, elles manifestent qu’elles sont occupées car sinon, leur rêverie pourrait laisser croire qu’elles sont disponibles. On en revient à cette imagerie de la prostituée.

Mais, en fait, c’est quoi une ville faite par et pour les hommes ?
On retourne à cette notion de ville militaire. Une ville que je qualifierais de « technique » qui n’est pas dans le social où ne se déplacent avec aisance que ceux qui s’y sentent légitimes. Et où la sécurisation se fait sur le dos des femmes!: quand il est question d’installation de digicodes, de caméras de vidéosurveillance, là, bizarrement, les femmes sont des leviers de l’agenda politique. Or les digicodes, les fenêtres fermées quand vient la nuit, cela contribue à rendre la ville anxiogène. Considérer que la ville est dangereuse pour les femmes serait donc un leurre ? Il convient de rappeler certains chiffres. Selon l’enquête Cadre de vie et sécurité de 2013 de l’INSEE, 83 % des femmes victimes de viol connaissent leur agresseur. Donc le viol par un inconnu existe certes, mais c’est loin d’être la norme. L’espace privé peut donc se révéler bien plus dangereux que l’espace public. Je pense ainsi à une étude que nous avons menée à Aubervilliers. Nous nous étions rendu compte que les « femmes appréciaient les recoins, les petites rues, car ils leur permettaient tout simplement d’échapper au contrôle social!: de rencontrer leur amoureux, de fumer une cigarette… Et, contrairement aux grandes avenues, dans une petite rue, il y a moins d’axes à contrôler pour se sentir en sécurité. La ville comme lieu de danger pour les femmes est une création sociale!

Il y a aussi ces lieux accaparés par les hommes. Comme les terrains de sport, par exemple…
Oui, et en cela, le « gender budgeting » qui permet de voir à qui les instances attribuent des budgets ou des subventions est éloquent. On se rend compte qu’en termes d’investissements, les espaces occupés par les hommes sont privilégiés. Prenons l’exemple des citystades, des terrains de fitness en plein air!: ils sont accaparés par les hommes. Mais qu’est-ce qui empêche les femmes de se les approprier ? Pour s’imposer face à un groupe dominant, on sait qu’il faut en face une entité correspondant a minima à 30 % de ce groupe pour que la parole soit légitime. Ce n’est pas évident. Je me souviens d’une visite d’un terrain de fitness avec des femmes. Dès que l’une d’entre elles lâchait un agrès, un homme venait s’en
emparer et en faisait des tonnes à en devenir violet, juste pour montrer sa prétendue supériorité. Dans un skatepark à Marseille, j’ai vu une ado de 12-13 ans tenter de faire du skate. Eh bien il y avait plein de garçons autour qui venaient lui faire des queues de poisson en trottinette. Cela l’a découragée.

Mais alors comment changer les choses ?
Il nous faut tout déconstruire. Et s’unir également. À plusieurs, il est plus simple de réinvestir un lieu. Un travail éducatif devrait être mené dès la petite enfance. Regardez les cours d’école!: on a souvent un terrain de foot dessiné au centre au sol. Les filles, elles, se trouvent ramassées en bordure dans un coin, avec interdiction, évidemment, de traverser ledit terrain. Ainsi, dès la maternelle, on apprend aux filles à ne pas dépasser les limites, ne pas transgresser.
Oui, l’école est mixte en termes de chiffres, mais elle ne l’est pas en termes d’activités, par exemple. Il nous faut aussi réfléchir à des villes où tout le monde se sent légitime avec une plus grande porosité public/privé !; en végétalisant les pas de porte, en disposant des tables devant chez soi comme à Amsterdam. Mais aussi en retravaillant les éclairages. On peut aussi soi-même se « déprogrammer ». Faites l’expérience!: si vous marchez sur un trottoir et qu’un homme s’avance vers vous, vous aurez tendance, vous, à vous décaler pour le laisser passer. Que se passe-t-il si vous ne changez pas votre trajectoire!?

Symboliquement, les femmes sont aussi absentes de l’espace public en ayant peu de noms de rues, de stations de bus ou de métro…
Effectivement, il est important de montrer aussi que les femmes ont fait la ville. Quand on pense aux nombres d’hommes inconnus ou oubliés qui bénéficient de noms de rues! Le fait est que la ville a été aussi conçue par les femmes… mais qu’elles y sont
globalement invisibles. Nous travaillons actuellement à cette question notamment sur la place du Panthéon avec le collectif les MonumentalEs. Or qui sait que, depuis cette place, on aperçoit le Sénat… édifié par Marie de Médicis!? •