Tuileries, traces d’une ville vivante ?

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Un après-midi d’automne, à la tombée du jour, le public vient juste de déserter les jardins des Tuileries, laissant ici et là les traces de son passage.

Un matériau visuel, vacant, proposant une richesse de narrations peut être imperceptibles quelques heures auparavant, alors que le jardin et son mobilier étaient investis par les passantEs et les touristes.

Trois chaises ici, deux autres là, plusieurs rangées en ligne le long du mur face au sud.  Une autre solitaire en plein centre.  Des « face à face », des « côte à côte ».  Vestiges de moments furtifs ou prolongés, chaises habitées de rêveries, flâneries ou conversations.

Dans le cadre de nos travaux, à Genre et Ville, il nous faut parfois prendre des chemins détournés afin d’expliquer quelles configurations font vie dans l’organisation du mobilier urbain.  Quels emplacements vont favoriser tels usages, qui va s’y sentir bien, pourquoi ?

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Cette image suspendue de formes changeantes proposées par les usagerEs du jardin est une forme de réponse.  La ville semble prendre vie dès lors qu’elle est modulable, dérangeable, adaptable.

Qu’est-ce qui fait ville ?

Ce que nous montrent les chaises abandonnées aux Tuileries, est autant d’instantanés de possibles, d’actions, de micro-séquences du vivant.  Rendu à la volonté de chacune, le mobilier se déplace, s’assemble, se dissemble et nous raconte.

L’anthropologue Michel Agier[i] qui a beaucoup étudié les bidonvilles, les favelas, les périphéries, les « non-lieux » parle de « ville bis ». « La ville n’est alors plus « considérée comme une « chose » que je peux voir, ni comme un « objet » que je peux saisir comme totalité. Elle devient un tout décomposé, un hologramme perceptible, appréhensible et vécu en situation ». »

Ce potentiel, cette opportunité de créer un réseau intime de liens et de fonctions, nous devons pouvoir le laisser germer, lui offrir des espaces de respiration.

Pourtant, depuis la fin du 18ème siècle, il est systématiquement nié par les autorités publiques, pour lesquelles, règles et normes, qu’elles soient hygiénistes ou sécuritaires, doivent prévaloir afin de mieux contrôler les espaces ainsi que celles et ceux qui les vivent.

Ordre ou chaos ?

L’expérience récente, relatée par les membres de l’Association PEROU[ii] qui a documenté la naissance d’une ville dans la Jungle de Calais, montre cette capacité humaine à créer de la vie là ou d’autres n’y verraient que chaos.

« Cette ville, vue d’Écosse et de Lampedusa, de Paris, du Moyen-Orient ou d’Australie, ne se nomme pas « Jungle », mais « Calais ». Calais n’est plus seulement à nous, elle n’est pas davantage aux seulEs exiléEs. Ce n’est pas 5 000 abris que nous détruirions, c’est une œuvre collective, tentaculaire, dressée malgré les barbelés et la boue. Ce n’est pas une marge « contenue », immonde, que les machines nettoieraient, c’est une ville-monde, l’identité même de ce qu’est devenue notre ville. Les bulldozers écrasant la Jungle ne détruiraient pas que quelques planches et quelques toiles : c’est Calais même qu’ils enfonceraient dans la boue, contredisant jusqu’à nos obsessions les plus hygiénistes.»

A l’image de la Jungle de Calais, les vestiges du jour au jardin des tuileries nous montrent que, dès lors qu’une forme de souplesse dans l’aménagement existe, chaque opportunité est saisie, chaque espace à conquérir, conquis.  A travers son mobilier errant une ville « bis » point qui est peut-être en fait la ville première, qui nous renseigne et qui nous guide sur les désirs et aspirations de nos contemporainEs.

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[i] Michel Agier Ethnologue et anthropologue français, Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. L’Invention de la ville. Banlieue, township, invasions et favelas.  Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1999.

[ii] La lettre que la maire de Calais n’a pas écrite – PEROU 2016 – Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines