L’étude de l’Ined sur le harcèlement de rue rendue publique ce jeudi atteste le caractère sexiste et sexuel des violences dans l’espace public…

Ça ne peut être une surprise pour personne ! En théorie, l’espace public est ouvert, libre, gratuit, accessible pour toutes et pour tous. Dans les faits, le comportement des femmes et des hommes dans l’espace diffère totalement et c’est cela qui explique les violences sexistes et sexuelles. A la pause déjeuner par exemple, les femmes mangent rarement seules et si elles restent seules assises sur le banc d’un parc, elles sont en repli, elles regardent leur téléphone, elles ont des écouteurs aux oreilles, elles lisent, elles ne restent pas très longtemps. Les hommes, dans ce même parc, peuvent plus facilement rester dans une attitude d’ouverture à regarder les autres, les femmes, à observer la circulation, les voitures, flâner, être seul aussi plus longtemps. Les femmes ne se sentent pas légitimes dans l’espace public, et c’est bien là le cœur de la question, celle du droit à la ville pour les femmes. Cette question de légitimité ne se pose pas pour les hommes. Le système de la domination masculine et son attribut, «l’autorité», créent une relation de pouvoir qui permet encore aujourd’hui aux hommes d’exercer un contrôle social des corps et des attitudes des femmes. Du simple regard appuyé jusqu’aux violences sexistes et sexuelles.

L’espace public est donc, selon vous, un espace sexué ?

L’espace est conçu et pensé par et pour les hommes parce qu’il reflète nos organisations sociales et nos rapports de pouvoir. Pensez à la ville antique: l’organisation de la cité se cristallise autour du «forum», cette place publique réservée aux citoyens et donc aux hommes. Les femmes sont dans la sphère privée, elles sont «femmes de», esclaves ou vestales attachées au temple. Elles ne participent pas à la vie publique. A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, en Europe, les femmes bourgeoises ou aristocrates doivent suivre des codes très précis pour tenir leur rang : ne pas aller seule dans la rue, se faire accompagner par un chaperon, prendre un fiacre… Les clubs, les lieux publics sont pour les hommes, et la politique aussi. Il n’y a pas de place pour les femmes la ville. Les premiers mobiliers urbains (le candélabre, le banc, les pissotières) sont donc, par conséquent, construits pour les hommes.

Rien n’a changé ?

Aujourd’hui, l’espace produit toujours matériellement les mêmes mécanismes de domination. L’architecture, l’urbanisme et l’ingénierie de la ville sont représentés par des hommes, l’enseignement de ces disciplines en France n’a pas intégré les études de genre (gender studies) qui infusent depuis plus de trente ans dans d’autres pays. Nous restons dans une logique d’un urbanisme fonctionnel, développé au XXe siècle et qui n’a cessé de se normaliser. Les politiques publiques continuent donc de construire selon des codes normatifs masculins. Qu’il s’agisse des voiries, de l’aménagement en général ou plus particulièrement des infrastructures sportives, comme les terrains multisports intra-muros ou les espaces de musculation, qui visent en priorité les garçons et créent des espaces d’usages exclusifs. Ces espaces renforcent la légitimité des hommes à être dans l’espace public et excluent les femmes ou toute personne ne répondant pas aux codes normatifs masculins. Les femmes et aussi les lesbiennes, gays, trans, optent dès lors pour des stratégies d’invisibilité dans l’espace public et tant que cela sera le cas, la ville pourra être considérée comme sexuée. Aujourd’hui encore, beaucoup de femmes réfléchissent à leur façon de s’habiller quand elles sortent le soir, par sentiment d’insécurité. Ce qui est effrayant, c’est que les femmes ont intégré cette illégitimité dans l’espace public.

Pensez-vous que le projet de loi de verbalisation du harcèlement de rue, portée par la secrétaire d’Etat Marlène Schiappa, soit une solution ?

La réponse ne peut pas être monolithique. Le harcèlement sexuel dans l’espace public ne se réduit pas à la rue. Que faire du harcèlement sur le Web, à l’Assemblée nationale, dans tous les lieux publics ? Il faut combattre le harcèlement public au sens large et si verbalisation il doit y avoir, cela ne doit pas être uniquement dans la rue ou les transports au risque de stigmatiser une seule partie de la population. Il faut que la société dans son ensemble change de paradigme. Cela passe par une vision transformée de l’aménagement de nos villes et de nos espaces publics. Il s’agit d’aller vers des aménagements inclusifs qui intègrent les besoins et les désirs de toutes. Travailler sur les ambiances, sur le mobilier, sur la signalétique pour envisager des espaces plus flexibles, permettant des usages multiples. A Vienne en Autriche, avant de lancer un projet urbain, on se pose désormais la question «est-ce que cette infrastructure ne va pas renforcer les inégalités de genre ?» Et de nombreuses expériences ont lieu pour promouvoir de l’égalité, tant dans l’habitat que dans l’espace public.

Pareille évolution est-elle possible en France ?

La loi du 4 août 2014 pour «l’égalité réelle entre les femmes et les hommes» incite les communes de plus de 20 000 habitants à réaliser un rapport de situation comparé en matière d’égalité. Un volet de cette loi favorise le «gender mainstreaming», c’est-à-dire l’intégration de l’égalité dans toutes les phases de gouvernance d’une collectivité y compris dans son volet territorial. Si cette loi n’est pas coercitive, elle présente toutefois le mérite de poser le sujet. La Ville de Paris a lancé une réflexion autour du réaménagement de sept places parisiennes via le prisme du genre. Autre exemple: la ville de Lyon, qui va mettre en place les conseils du «guide pour une ville inclusive» que nous avons rédigé avec la plateforme Genre et ville, ou encore Villiers-le-Bel, qui conduit avec l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) un projet d’espaces publics et de logements égalitaires.

Anaïs Moran