Tribune Même Pas Peur dans Libération

Lire ici notre tribune dans Libération « Dans la rue même pas peur »

Dans la rue, même pas peur !

7 mars 2013 à 19:06

Par CHRIS BLACHE et PASCALE LAPALUD Cofondatrices de l’association Genre et Ville

«En raison de leur sexe et de leur morphologie, les femmes sont parfois les victimes d’infractions particulières. Lorsque vous êtes chez vous, assurez-vous que toutes les issues sont fermées, ne laissez pas apparaître sur votre boîte à lettres votre condition de femme seule. Lorsque vous sortez, évitez les lieux déserts, les voies mal éclairées où un éventuel agresseur peut se dissimuler. Dans la rue, si vous êtes isolée, marchez toujours d’un pas énergique et assuré.» Ainsi se résume la fiche Conseils aux femmes sur le site du ministère de l’Intérieur. Si l’objectif était de faire peur aux femmes et de leur intimer de rester chez elles, on ne s’y prendrait pas autrement. Pourquoi une telle focalisation sur les dangers qui attendraient les femmes dans l’espace public ? Pourquoi vouloir les protéger ? Les femmes seraient-elles vulnérables «par nature» ?

Si l’on en croit les statistiques, les hommes sont les plus susceptibles d’être victimes d’agression dans cette même sphère publique. Et pourtant, des études montrent qu’ils sont trois fois moins nombreux que les femmes à déclarer éprouver un sentiment d’insécurité. La peur des femmes dans l’espace public n’est donc pas la résultante de la réalité mais une construction sociale, sociologique et historique érigée pour asseoir le pouvoir. Intimement liée au développement des villes tout au long de l’histoire, elle est aussi l’instrument de la domination masculine.

C’est ainsi qu’au XIXe siècle, après avoir perdu la partie du pouvoir politique avec la montée d’Olympe de Gouges sur l’échafaud, les femmes vont aussi perdre la bataille de l’espace public avec l’avènement du pouvoir bourgeois. Haussmann nettoie la ville non pour l’embellir mais pour y faire régner l’ordre. L’armée est dans la ville, lieu de révolte potentielle, qui appartient aux hommes. Les femmes bourgeoises sont cantonnées dans l’espace privé, à l’abri de la peur du bas peuple et des idées sociales. Les ouvrières, artisanes, commerçantes sont reléguées, après leur journée de travail, à l’économie invisible du ménage et investies socialement du rôle de «régulatrice des déviances possibles de leur mari». Les guerres feront le reste. Si les femmes ont fait tourner les usines pendant que les soldats étaient au front, la peur de l’occupant mâle, la honte, la tonte les ont maintenues hors de l’espace public.

Ce clivage, construit historiquement, perdure aujourd’hui. Sous prétexte de contenir la «violence» des garçons dans la ville, on leur aménage équipements publics et sportifs alors qu’on propose aux filles de «sécuriser» les parcours urbains à grand renfort de consignes et d’injonctions. La place des femmes comme celle des hommes dans la ville mérite d’autres dispositions que cette expression «naturaliste» des différences femmes-hommes. En affirmant haut et fort «Même pas peur !» nous montrons que le changement est à notre portée. Nous prenons le contre-pied des injonctions qui tentent d’uniformiser les identités, de les solidifier en deux blocs distincts. L’espace urbain, où habite 80 % de la population, recouvre une pluralité qui fait imploser les concepts d’une ville planifiée. Si les politiques de la ville successives ne réussissent pas à résoudre les problématiques du vivre ensemble, c’est notamment parce que la question même du vivre ensemble, d’un point de vue femmes-hommes, n’est pas posée. Nos villes sont construites et organisées non par des urbanistes sociologues mais par des technocrates et des «starchitectes» qui font œuvre, quand il faudrait faire communication. En décidant de manière volontariste d’occuper l’espace public, en partant des besoins simples de chacune et de chacun, nous faisons acte de notre appartenance à cet espace et de notre volonté d’en modifier les contours et les circulations.

(1) www.genre-et-ville.org Un atelier Genre et Ville sur le thème Même pas peur ! a lieu aujourd’hui, vendredi 8 mars, à 18 heures au Pavillon du Carré-de-Baudouin à Paris, XXe.