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Urbanisme – Aménagement
Design urbain, aménagement, mobilités… La ville-a-t-elle un sexe ?
Publié le 27/10/2016 |
Par Emmanuelle Picaud
Comment favoriser l’intégration des femmes dans l’espace public en aménageant la signalisation, la voirie, ou encore en transformant le mobilier urbain ? Si la question peut faire sourire, elle est pourtant posée par les chercheurs depuis quelques années sur le terrain. Portés par la vague, les opérationnels s’y mettent, eux aussi.

« L’espace public appartient à tout le monde et on peut y circuler librement ». Et si ce qui semble être une évidence n’était finalement qu’une idée reçue ? C’est la question que pose le guide « genre et espace public », publié en octobre par la mairie de Paris. Celle-ci veut, à travers un ensemble de recommandations pratiques, inciter les urbanistes et les aménageurs à repenser l’espace public.
Le but ? Faciliter, à travers la mise en place d’aménagements adaptés, l’appropriation de l’espace par les femmes – et plus généralement par les catégories sociales peu représentées dans les réflexions d’aménagement de l’espace urbain (enfants, personnes âgées, handicapés, etc.).
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Quelques cas concrets
On pense par exemple aux cas des toilettes publiques, dont l’exemple est développé dans le guide. La chercheuse britannique Clara Greed a ainsi démontré que les femmes étaient la catégorie de population qui avait le plus besoin de toilettes publiques propres, sûres et bien aménagées… mais que c’est aussi celles qui y ont le moins accès dans les villes !
D’où la nécessité de mettre des toilettes accessibles régulièrement le long des rues et pas seulement des sanisettes destinées aux hommes.
Il est aussi possible de trouver des alternatives quand il est compliqué d’ajouter des toilettes dans des lieux très fréquentés. Passer des accords avec les bars ou les restaurants peut ainsi être une option, suggère le guide.
Autre exemple : celui des arrêts de bus et de tramway. Pour la personne qui emprunte ce mode de transport, l’attente peut être problématique : « l’usager se trouve en situation d’immobilité et y est implicitement « bloquée », explique le guide. Il est donc important de veiller à réduire au maximum cette sensation d’enfermement en travaillant sur la visibilité ou l’éclairage par exemple.

Superkilen Copenhague par Genre et Ville

Quartier réaménagé Superkilen Copenhague photo par Genre et Ville 2016
Une idée pas si neuve que ça
Si la démarche peut surprendre, elle n’est pourtant pas si neuve. Plusieurs travaux universitaires ont en effet démontré que l’espace public répondait à des normes sexuées ou « normes de genre ».
Ainsi, en 2010, l’agence d’urbanisme de la ville de Bordeaux publiait une étude, en partenariat avec le CNRS, sur les questions des inégalités de sexe dans l’espace public. Celle-ci proposait de « déconstruire les représentations collectives, qui présupposent que les usages urbains sont en général mixtes et peu différenciés entre hommes et femmes ».
D’autres travaux, dont ceux d’Edith Maruéjouls, géographe du genre, ont contribué à alimenter les débats sur le partage de l’espace public en fonction des sexes. Dans sa thèse, celle-ci démontre notamment que 75% des budgets publics destinés aux loisirs des jeunes profitent aux garçons, toutes activités confondues – notamment par l’intermédiaire de l’attribution de terrains de sports d’accès libre, tels que skateparks et citystades par exemple.
Contexte réglementaire favorable
Il semble que ces travaux trouvent un écho, pour certains, dans un contexte opérationnel devenu favorable à ces idées. En effet, les collectivités sont de plus en nombreuses à réfléchir à ces enjeux comme Plaine Commune en Seine-Saint-Denis  ou encore Villiers-le-Bel dans le Val d’Oise…
Leurs agents ont suivi les formations destinées aux élus et aux experts proposées par le collectif Genre et Ville. « Jusqu’ici, l’urbanisme a beaucoup pensé la ville de demain principalement sur le plan du développement durable. En revanche, le pendant égalitaire est beaucoup moins développé… », constate Chris Blache, co-fondatrice et coordinatrice du collectif.
Une dimension qui intéresse d’autant plus les opérationnels que le contexte réglementaire les pousse à ce type de démarche. Depuis le 1er janvier 2016, le décret n°2015-761 du 24 juin 2015  prévoit que les EPCI de plus de 20 000 habitants fournissent un rapport annuel sur la situation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes sur leur territoire.
« Pour nous, c’est un point d’entrée » commente la coordinatrice, qui souligne que « les démarches liées à la réflexion urbanistique peuvent très bien s’intégrer dans ce type de réflexion. »
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Changer de point de vue
Mais pour penser la ville autrement, encore faut-il convaincre ses concepteurs de changer de point de vue. « Certains nous disent : ‘un banc, ça n’a pas de sexe’. Pourtant, les bancs ont un rôle social et symbolique. Les femmes occupent rarement un banc seules, sans rien faire. Et encore moins en bord d’une route […]. Il y a donc toute une réflexion à mener, par exemple sur les bancs de convivialité (disposés face-à-face ou collés les uns aux autres.) », explique Chris Blache.
Plus largement, une réflexion pointue reste à mener sur la signalisation et sa visibilité, l’éclairage des rues, ou encore sur les arrêts de transports en commun (dont les femmes sont les plus importants usagers) ou les gares.
Nantes, par exemple, a lancé l’expérimentation de l’arrêt à la demande dans les bus de nuit. Il est possible pour l’usager de descendre entre deux arrêts de bus afin – si celui-ci le souhaite – de le rapprocher de sa destination.

roue-de-legalite-par-genre-et-ville

La roue de l’égalité est un outil développé par le collectif Genre et Ville.
Œuvrer auprès des opérationnels
Reste à convaincre les plus réfractaires d’adhérer à la réflexion. A l’heure actuelle, plusieurs techniques de gestion permettent notamment de quantifier ces différences. Par exemple, les démarches de « gender budgeting », qui reposent sur le calcul de l’argent public sur des critères d’égalité hommes/femmes, ont montré leur efficacité.
Le conseil départemental de Gironde a transposé cette méthodologie sur son budget jeunesse, et compte l’élargir à d’autres domaines.
Il est aussi possible de mettre l’interlocuteur face au fait accompli. « On prend des photos d’un même quartier que l’on montre aux participants, pour qu’ils se rendent compte de la réalité », développe Chris Blache. « Bien entendu, certaines personnes arrivent avec un fort scepticisme. Je peux vous citer l’exemple de ce DGA, au départ réticent, et qui après après avoir suivi la formation, nous a demandé de rencontrer ses services afin qu’on les sensibilise à ces questions ».
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Ne pas tomber dans des dérives
Mais à trop vouloir bien faire, attention toutefois à ne pas tomber dans d’autres dérives. Pour Chris Blache, il ne faut pas penser à tout prix que la ville va devenir agréable pour les femmes en mettant encore plus de barrières, ou bien en augmentant les caméras de surveillance.
« On se rend compte que plus on enferme une rue, moins celle-ci est agréable à vivre […]. La sécurité est aussi un cercle vicieux, qui augmente le sentiment d’insécurité de l’usager » prévient-elle.
Ainsi, plutôt que de renforcer la dimension utilitaire de l’espace public, mieux vaut le penser en termes d’ambiance et de convivialité. Une amélioration qui pourra non seulement être favorable aux femmes mais aussi à l’ensemble des usagers, tous sexes confondus.
Par exemple, en voirie, les aménageurs français commencent, sur le modèle des Pays-Bas, à réfléchir à l’utilité des trottoirs jardinés. L’approche sensible est la clé de voûte du dispositif : « lorsque l’on parle aujourd’hui de zone urbaine sensible, on entend par là ‘dangereuse’, déplore Chris Blache. Or, ce n’est pas dans ce sens qu’il faut penser la ville pour la rendre plus agréable aux femmes, mais au sens premier de ‘sensibilité’,  » insiste t-elle.
« Réaliser l’impensé »
Des exemples pour renforcer la dimension conviviale de la ville pour tous, le guide en propose plusieurs : trafic, espaces verts, chemins piétonniers, commerces, lien social, propreté, stationnement, … »mais on ne va pas encore assez loin » souffle la coordinatrice.
Car la démarche, encore balbutiante, n’apparaît pas si facile que ça à mettre en œuvre sur le terrain. « Il faut réaliser l’impensé […] et à partir de là voir quelles améliorations sont possibles » exhorte Chris Blache.
La ville de demain offrira t-elle plus de mixité, œuvrera-t-elle pour intégrer tous les individus, ou bien sera-t-elle un simple amalgame de prouesses technologiques ? Une chose est sûre : il faut essayer pour le savoir.