Avec « Place aux Femmes » à Aubervilliers

Lundi 25 novembre 2013

« Bonjour. Nous militons pour la mixité dans les cafés et venons de la créer en entrant dans votre bar ».

Il est entre 19h et 20h, un petit groupe de femmes entre dans des bars repérés car il n’y a aucune consommatrice. Elles se pressent autour du comptoir, le ton est clair et joyeux, l’œil interrogatif. La conversation s’engage avec l’unique serveuse ou avec le patron, les clients jouent aux cartes, boivent un café en discutant, certains lèvent leur regards vers l’immense télé.

Ce scénario va se répéter plus de 50 fois au cours de la soirée organisée par le collectif Place aux Femmes d’Aubervilliers.

Genre et Ville, interpellée par cet engagement, a décidé de se mêler au collectif pour la soirée.

Le café, le bar, ne relèvent pas juridiquement de l’espace public, mais le rôle social et les liens qu’ils entretiennent avec les rues et les places méritent que l’on y porte attention.

Depuis 2 ans le collectif « place aux femmes » rassemble des femmes d’Aubervilliers soucieuses de l’accueil et de la place accordés aux femmes dans les troquets d’Aubervilliers où les hommes se retrouvent bien souvent entre eux en journée et encore davantage en soirée. « Il y a des femmes le midi » se justifieront plusieurs tenanciers.

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Un client fera part de son incompréhension  » Votre démarche m’étonne. Les cafés sont mixtes, ils ne sont par interdits aux femmes. Peut être avez-vous peur des populations étrangères ? ». Quel refus flagrant d’observer la réalité : les cafés aussi peuplés soient-ils (de personnes de toutes origines) n’abritent souvent pas même une femme – à moins d’avoir engagé une serveuse. Paradoxe, un client explique même prendre le métro pour pouvoir voir des femmes dans des cafés parisiens.

Où sont les femmes ?

Comment franchir le seuil d’une porte si l’on craint de se faire dévisager comme une intruse ou une potentielle cible de drague ?

Entre les incursions dans les différents débits de boisson, les conversations vont bon train. Les militantes s’interrogent, évoquent leurs pratiques personnelles des cafés. Une fois par mois, elles choisissent un lieu dans Aubervilliers et viennent à dix ou quinze parfois sans prévenir et observent l’accueil qui leur est fait. Parfois elles préviennent de leur soirée d’un coup de téléphone et essuient des refus. Les regards jetés à l’intérieur de chaque bars confirment les dires.

De retour au café qui sert de QG ce soir là, les groupes font le bilan. À l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, le collectif a proposé aux patrons (une seule fois à une patronne) d’afficher sous format A4 leur adhésion à cette lutte. Tous accepteront. Parfois du bout des lèvres ou pour se débarrasser de nous plus vite. Mais parfois aussi avec un militantisme et une compréhension réels. Surtout pour ceux dont une proche a été victime d’agressions masculines.

Le patron du bar QG du soir est déjà bien connu du collectif. Il accueille régulièrement ses membres, leur offrant même des consommations. Ce soir il est aussi ému que convaincu car le collectif lui propose de signer la charte de place aux femmes :

1. Je m’engage à accueillir avec bienveillance et respect les femmes qui entreront dans mon établissement.

2. Je m’engage à créer les conditions d’un sentiment de sécurité en intervenant si nécessaire pour maintenir le respect mutuel.

Sur la porte le label de place aux femmes « BU ET APPROUVE – marque le lieu indiquant qu’ICI les femmes se sentent chez elles, AUSSI  »

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La constitution de ce groupe informel de femmes, dont certaines n’ont pas forcément de passé militant, est intéressante à plus d’un titre. Force du nombre, confrontation avec des « interdits invisibles », occupation du territoire. Plus que dire, ces femmes font et c’est leur grande force. En montrant que cet espace est aussi le leur qu’elles y sont légitimes, elles font œuvre de conquête sur un territoire monopolisé par les hommes.

Par leur simple présence elles interrogent les habitus, questionnent les injonctions qui intiment aux femmes de ne pas « s’afficher » dans les lieux publics. Réveillent les inconscients.

Pour autant cette démarche – qui est a rapprocher des marches exploratoires québécoises qui labellisent et distinguent des lieux « refuges » – montre que questionner le territoire en profondeur n’est pas si simple. Comme l’explique la sociologue Sylvette Denèfle « quand des réseaux de commerçants acceptent des affichettes on est à l’intérieur des stéréotypes, pour que la cohésion sociale puisse être maintenue » et on ne remet pas pour autant en cause la structure de domination. Le territoire « c’est comme si c’était un miroir grossissant des assignations des rôles de sexe, caractéristique exemplaire que ces assignations ont d’être totalement intériorisées donc invisible. »

La prochaine étape pour les femmes d’Aubervilliers, ne sera-t-elle pas de dépasser la bienveillance et la vigilance des hommes qui acceptent de jouer le jeu ? Echange qui relève encore d’une posture paternaliste ou d’une articulation de domination ? Viendra sans doute le temps de créer du désordre plutôt que de négocier. Créer le désordre, préempter l’espace, mettre en doute et en question l’organisation.

Déjà, en décidant qui d’un bar où d’un lieu aura le privilège du label, ou en d’autres mots « méritera leur présence », elles exercent une véritable prise de pouvoir sur un territoire qui s’il ne leur est pas interdit formellement, l’est implicitement. Et c’est loin d’être anodin, car par cette posture elles bouleversent les injonctions de bienséance, de soumission au territoire et surtout, permutant les rôles de domination, elles les mettent en lumière.

« Place aux Femmes » !