Audition Conseil de l’Europe

Retrouvez ici notre audition au Conseil de l’Europe du 20 Mars 2017 sur le thème:

« Mettre fin aux violences sexuelles et au harcèlement des femmes dans l’espace public »

Chris Blache Françoise Hotto-Gaasch

Les violences et le harcèlement que subissent les femmes, les jeunes filles, les personnes LGBT.

A Genre et Ville nous nous focalisons particulièrement sur ce qui crée les conditions du harcèlement et des violences dans la façon dont l’espace est construit, qu’il s’agisse de l’espace public comme de l’espace privé.  Notre objectif principal est d’agir de manière structurelle sur l’aménagement et sur les usages dans les territoires.  Cette démarche, conjuguées avec des actions institutionnelles – campagnes d’information, législation, doit permettre d’offrir des résultats pérennes.

Une construction historique

Les discriminations liées aux normes de genre sont construites de longue date, on peut noter différentes étapes dans l’histoire qui vont entériner une dichotomie dominant/dominée, hommes/femmes.  Aujourd’hui encore, en termes de construction et d’usages urbains, le système patriarcal mis en place aux XVIIIe et XIXe siècles conditionne beaucoup nos modes d’aménager, d’habiter, de circuler.  Nous pouvons parler d’un concept de masculinités hégémoniques[i] qui se définit comme suit : « des processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes. ».  Le concept de masculinités hégémonique est intéressant car il permet d’aborder les rapports de pouvoir de manière asymétrique, complexe et non binaire.  Il permet de comprendre les différents degrés de hiérarchisation des dominations dont découlent toutes les discriminations et qui pourront notamment se traduire par de la violence ou du harcèlement, aussi bien à l’encontre des femmes, que d’un ensemble de personnes soumises à ce système de domination, qu’il s’agisse de personnes LGBT, raciséEs ou de classes sociales défavorisées.

« Ne pas appartenir à ce groupe social si l’on est un homme implique par exemple de « déchoir » dans le groupe normativement constitué des femmes[ii] ».

Cette masculinité hégémonique va consolider une légitimité ou non à prendre place, sa place, sur les territoires, et une domination sera exercée aussi bien dans l’espace privé que public.

Dans le cadre du logement en France, il a été longtemps requis de jouir des locaux « en bon père de famille ».  Si cette dénomination a été remplacée seulement en 1982 dans les textes par « jouir paisiblement », puis en 2014 par « raisonnablement », elle reste symboliquement très vivace.  Par ailleurs, l’organisation physique et symbolique de l’appartement forme/fonction, espaces jour/nuit, cuisines où se retrouvent les femmes, va entériner des normes et des inégalités.  Enfin, les règles de respect de l’espace privée, qui veulent que l’espace de l’intime reste privé, et que « ce qui se passe chez soi ne regarde personne », va autoriser des formes de domination et de violences au sein des domiciles, qui peineront à être dénoncées, même si la législation française a beaucoup évolué ces dernières années à cet égard, comme noté dans le guide contre les violences conjugales édité par le Ministère français de la Justice.[iii]

Les constructions sociales de l’espace privé sont étroitement liées aux constructions sociales de l’espace public, car ce sont les mêmes leviers de domination qui s’y exercent : Un univers masculin légitimé, la privatisation d’espaces, ou des exclusivités d’espaces et d’usages pour certains, un droit d’accès limité pour d’autres, des liens normatifs entre formes et fonctions.

En résumé, dans l’espace public (comme dans l’espace privé d’ailleurs), les hommes occupent pendant que les femmes s’occupent, et cela se traduit par des comportements dominants, voire de prédation pour certains, et de recherche de légitimité ou d’évitement pour d’autres.

Reprenons les définitions du verbe « occuper » et de son réflexif « s’occuper » :

« Occuper », verbe transitif.

  • Remplir (un certain espace, une certaine surface); être (dans un lieu déterminé).
  • S’emparer (d’un lieu, d’un espace) par la force, sans autorisation et s'(y) installer.

« S’Occuper », verbe réfléchi.

  • Remplir (d’une activité), absorber
  • Faire travailler, employer quelqu’un (à quelque chose).
  • S’occuper a : faire quelque chose.
  • S’occuper de : Consacrer son temps, ses soins à quelqu’un, à quelque chose.
  • En argot: Vivre de la prostitution, se livrer à la prostitution.  « Depuis cinq heures elle a eu le temps de s’occuper » (Méténier, Lutte pour amour, 1891, p.252)

Dans leur ouvrage « Pourquoi Flâner – Femmes et risque dans les rues de Bombay»[iv], les chercheuses indiennes Shilpa Phadke, Sameera Khan et Shilpa Ranade, déclarent vouloir réhabiliter le droit à la flânerie, c’est-à-dire le droit pour les femmes à rester dans l’espace public, librement, sans nécessaire objet ni fonction.

Ce droit à la flânerie est également un élément clef de nos travaux, car, à travers lui, une revendication plus large se joue, une reprise de possession de soi-même et de son environnement qui consiste à exister pleinement et à jouir librement de ses mouvements et des espaces communs, sans injonctions, rappels à l’ordre, ni hiérarchie, quelle que soit son identité. Il s’agit de revendications féministes et anti discriminatoires au sens large, donc politiques, économiques et sociales… refuser d’être évincéEs, laisséEs pour compte.

Déjouant les chausse-trappes du contrôle social défini comme « un ensemble de moyens dont dispose une société, une collectivité, pour amener ses membres à adopter des conduites conformes aux règles prescrites, aux modèles établis, pour assurer le maintien de la cohésion sociale.  Les normes et les valeurs sont respectées parce qu’il existe des sanctions mais aussi parce qu’elles ont été intériorisées. Les contrôles informels, moins visibles peuvent s’exercer par le groupe de façon intense et contraignante. »[v]  Outil, depuis près de deux siècles, de régulation des populations par elles-mêmes, en particulier pour les femmes investies d’un rôle de gardiennes de cet ordre social et moral.

Ces régulations, auto-régulations, ces normes prescrites, sanctionnables et intériorisées, nous souhaitons les débusquer afin d’identifier les codes et contraintes qui dictent nos comportements, réduisent nos espaces, conditionnent nos mouvements, et tenter de s’en émanciper.

Prenant comme postulat que l’espace public est partie, partition d’un territoire, et que ce dit “territoire” se définit « par le produit d’un espace et d’un pouvoir sur lequel il s’applique », comme le précise l’économiste Eloi Laurent[vi], porter un regard croisé sur les conditions de création des formes urbaines et la place concédée aux femmes dans ces espaces agit comme révélateur.

Mis en œuvre il y a plus d’un siècle, perdurent « des processus qu’on pourrait qualifier d’assignation à territorialité — parce que les représentations sociales concernant les personnes ou groupes s’accompagnent de représentations spatiales, concernant les espaces associés à ces groupes ou personnes « dominé-e-s » (souvent des espaces où on prétend les cantonner, ou à l’inverse les espaces auxquels on leur refuse l’accès) » comme nous l’explique la géographe Claire Hancock[vii].

Ces processus nous éclairent sur la façon dont certaines facettes du contrôle social, continuent de régenter nos vies, nos actions, nos mouvements, à travers l’action politique, les institutions, les habitudes, au profit du maintien de privilèges par les détenteurs du pouvoir, à travers les masculinités hégémoniques explicités plus haut.

Les hommes occupent, donc, et les femmes s’occupent.  Ils occupent la rue, les places, le mobilier urbain, les équipements sportifs – citystades, terrains de boules, skatepark –  autant d’espaces qui sont construits pour eux ! Ils occupent les cafés et leurs terrasses, et de là l’univers sonore, ils causent entre eux, s’interpellent, interpellent.  Ils dominent les temporalités, la nuit.  Ils dominent les mobilités – la voiture, etc…

Pendant ce temps, les femmes ne s’autorisent pas l’espace.  Elles ne sortent que dans le cadre de fonctions, aller à, aller vers, aller pour… accompagner, porter, consommer.  Elles ont des stratégies, des cheminements spécifiques, des attitudes spécifiques pour traverser l’espace public.  Et quand ce n’est pas le cas, on les rappelle à l’ordre.

Reprendre possession de la ville créer une nouvelle histoire est donc pour nous la priorité. 

Il ne s’agit pas ici de repriser l’espace public par quelques modifications de voirie, ni de s’improviser urbaniste en voulant créer des espaces « féminins ».  Il s’agit d’esquisser de nouvelles narrations urbaines.  Evoquer le sensible, le subtil, le complexe.  De convier le vivant dans nos cheminements, seulEs ou à plusieurs.  De reprendre contact avec le toucher, les couleurs, les parfums, le chaud, le froid, l’inquiétant, le rassurant… De jouer avec les identités, de s’imaginer autre, pour revenir à soi autrement…

Cette nouvelle exploration de l’espace requiert de développer simultanément une autre idée de l’aménagement.  Moins centrée sur les fonctions, et plus sur le vivant.  Un aménagement et une organisation moins segmentants, moins genrés et moins exclusifs dans les choix et propositions d’activités.  Comme le philosophe de l’urbain Thierry Paquot[viii], parlons de ménagement plus que d’aménagement. Dans cette ville agile, plus adaptable, moins figée, la diversité des possibles favorise l’émergence d’une diversité des identités et libère des rappels à l’ordre normatifs.   Une fertilisation de l’espace public en opposition totale à la stérilisation spatiale proposée par le concept du Defensible Space[ix].

Dès lors, délivréEs des menaces, angoisses et contraintes, rejaillit pour toutes et tous, la liberté de flâner.

 

[i] Raewyn Connell professeure de sociologie à l’Université de Sydney.

[ii] Edith Maruéjouls, géographe du genre.

[iii] http://www.justice.gouv.fr/publication/guide_violences_conjugales.pdf

[iv] Phadke S., Khan S., Ranade S., “Why Loiter – Women and Risk on Mumbai Streets” Penguin Books, 2011, a

[v] CNED, Académie en ligne, disponible sur le lien http://www.academie-en-ligne.fr/Ressources/7/SE11/AL7SE11TEPA0013-Sequence-08.pdf p2

[vi] Laurent E. Vers l’égalité des territoires, disponible sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/134000131.pdf p7

[vii] Hancock C. “Décoloniser les représentations : esquisse d’une géographie culturelle de nos « Autres»” Le Lab’Urba disponible sur  http://www.laburba.fr/hancock-claire/publications-c-hancock/

[viii] 2014 Disponible sur http://www.philomag.com/lepoque/breves/thierry-paquot-il-faut-inventer-un-menagement-des-gens-des-lieux-et-des-choses-9116

[ix] Defensible Space ou Espace Défendable : Développée sous Haussmann au 19è s, puis par Jane Jacobs dans le cadre de son travail sur la prévention situationnelle, cette notion a été théorisée par Oscar Newman : «Tout aménagement urbain doit aboutir à la production de quartiers sur lesquels les habitants peuvent exercer une surveillance afin de diminuer la délinquance par le biais d’un contrôle social visible et marqué».